Le surgissement du numineux : une expérience-limite
Il arrive, dans certaines trajectoires de vie, que l’inattendu surgisse avec une force telle qu’il bouleverse toutes les structures de la conscience. Ce surgissement, je l’appelle numineux. Il ne se résume pas à une impression étrange ou à une émotion intense : c’est un choc intérieur, un sentiment de contact avec une réalité radicalement autre, qui échappe à la raison et au langage ordinaire.
Dans ma pratique de la thérapie transpersonnelle, ce type d’expérience n’est pas rare. Il se présente souvent dans des moments de bascule : une perte, une initiation, une ouverture intérieure spontanée, ou au contraire à la suite d’une longue quête silencieuse. Le sujet décrit alors quelque chose qu’il ne comprend pas tout à fait, mais dont il ressort bouleversé, parfois émerveillé, parfois désemparé. Le monde n’est plus tout à fait le même.
Ces expériences, que l’on pourrait appeler mystiques, spirituelles, ou visionnaires, trouvent un ancrage clinique et existentiel. Le numineux se manifeste comme une brèche dans le tissu du réel, une ouverture dans la trame habituelle de la conscience. Elles ne sont ni délirantes ni pathologiques en elles-mêmes. Elles peuvent au contraire porter un potentiel de transformation profonde, à condition d’être intégrées.
Qu’est-ce que le numineux ?
Le mot numineux puise ses racines dans le latin numen, qui désigne une force agissante, souvent associée au sacré ou au divin. Mais au-delà de son origine, ce terme renvoie à un type d’expérience intérieure que je rencontre fréquemment en accompagnement thérapeutique : celle d’une présence radicalement autre, qui surgit sans prévenir dans le champ de la conscience, et bouleverse l’équilibre du moi. Ce n’est ni une simple émotion, ni une projection. C’est un vécu immédiat, irréductible, qui échappe à la logique rationnelle.
C’est Rudolf Otto, théologien et philosophe allemand du début du XXe siècle, qui a forgé ce concept dans son ouvrage Le Sacré. Il y décrit l’expérience du numineux comme la rencontre avec un mystère à la fois terrifiant et fascinant – le mysterium tremendum et fascinans. Cette ambivalence est essentielle : elle exprime la tension entre l’élan vers l’inconnu et la peur de s’y dissoudre. Dans ma pratique, j’ai souvent observé ce double mouvement chez les personnes confrontées à des états de conscience élargis : elles sont à la fois saisies d’effroi et comme appelées, irrésistiblement, par une forme de beauté inconnue.
Otto Rank, dans une autre perspective, a mis en lumière l’origine archaïque de ces vécus : selon lui, le sacré s’ancre dans les premières expériences d’impuissance et d’émerveillement de l’enfant, face à ce qui le dépasse. Pour Carl Gustav Jung, le numineux est un affect propre aux contenus archétypiques de l’inconscient collectif. Quand ces contenus font irruption dans le champ de la conscience — que ce soit par les rêves, les visions ou certains états modifiés — ils viennent frapper l’individu avec une charge émotionnelle inouïe. Cette irruption n’est pas seulement symbolique : elle transforme.
Émile Durkheim, bien que sociologue, a lui aussi souligné la puissance du sacré, non pas comme une qualité divine en soi, mais comme un fait social fondateur. Le sacré, chez lui, est ce qui dépasse l’individu, ce qui l’arrache à sa condition isolée pour le relier à quelque chose de plus vaste : une communauté, un mythe, une transcendance collective.
Dans toutes ces approches — psychologique, sociologique, existentielle — le numineux est ce moment où une altérité puissante, imprévisible, investit la conscience. Il ne s’agit pas d’une croyance religieuse, mais d’un vécu transformateur, souvent initiatique, parfois déroutant, qui demande à être accompagné, interprété, traversé.
États modifiés de conscience et altérité radicale
Les états modifiés de conscience sont souvent le terrain d’émergence du numineux. Dans les récits que j’entends au cabinet, ces états surgissent dans des contextes très variés : méditation profonde, pratiques chamaniques, expérience de mort imminente, psychothérapie longue, ou parfois de manière totalement spontanée. Ce qui les relie, c’est cette impression d’être déplacé hors de soi, tout en étant plus soi-même que jamais.
Dans ces moments, ce qui se manifeste peut être perçu comme une voix, une image, une sensation d’unité, ou la présence silencieuse d’une intelligence supérieure. Le sujet ne sait pas comment l’expliquer, mais il sent qu’il est en contact avec quelque chose qui dépasse l’humain ordinaire. L’impact est parfois doux, mais souvent vertigineux. Le réel vacille, les catégories mentales éclatent. Il y a alors une demande pressante d’interprétation, voire de survie psychique.
C’est là qu’intervient la notion d’altérité radicale, que j’ai explorée dans un précédent article. Le numineux n’est pas le prolongement du moi, il est Autre. Il vient d’un ailleurs. Il déstabilise, parce qu’il ne confirme rien de ce que le sujet croyait savoir. Et pourtant, il est reconnu. C’est ce paradoxe qui produit le bouleversement : quelque chose que je ne connais pas m’appelle, et je sens que c’est profondément lié à qui je suis.
Mon rôle, dans ce contexte, est de permettre une élaboration progressive. Il ne s’agit pas de « recadrer » l’expérience, ni de la faire rentrer à tout prix dans un modèle psychologique. Il s’agit de l’accompagner avec rigueur et ouverture, pour qu’elle puisse s’inscrire dans une trajectoire vivante, et ne pas devenir un fragment isolé ou clivé de la psyché.